Avec cette rubrique et la collection « Les Carnets du Train Jaune » (Ed. Talaia), nous vous proposons une rétrospective, un voyage dans le temps au travers de la construction de la ligne du Train Jaune et de son histoire. Cette collection est le fruit d’une collaboration entre le Parc naturel régional des Pyrénées catalanes et les historiens Pierre Cazenove et Jean-Louis Blanchon.

Dans cette seconde partie, nous vous proposons de revenir plus en détail sur une des prouesses techniques de la ligne du Train Jaune : la construction du pont Gisclard !

Pourquoi un pont suspendu ?

En 1904, le ministère des Travaux Publics, Emile Maruéjouls, charge une commission de se prononcer sur le meilleur mode de franchissement de la Têt, en aval et en amont de Fontpédrouse. Composée d’experts et présidée par l’inspecteur général Jules Lax, elle va rendre un document dont le titre ne laisse aucun doute : Construction de deux ponts suspendus rigides (système Gisclard). L’exposé de la commission développe ensuite les caractéristiques spécifiques du système Gisclard permettant désormais l’utilisation des ponts suspendus pour le passage des trains.

La Compagnie du Midi, reconnaissant l’ingéniosité du pont projeté, émet cependant de sérieuses réserves quant à une utilisation ferroviaire. Elle fait ainsi observer que les haubans présenteront toujours une flèche (alors que pour être indéformables les fermes doivent être composées de haubans rectilignes) et invoque un coût supplémentaire pour le personnel spécialisé nécessaire à ce réglage. De plus, la stabilité du tablier est mise en doute, et l’on fait observer que l’action d’un vent vertical dans la vallée resserrée, n’a pas été prise en compte.

Albert Gislcard répond point par point à ces observations et n’a aucun mal à les réfuter. Quant à l’argument financier, il ne tient pas : le rapport Lax est favorable au projet Gisclard, car « d’une part, il est de beaucoup plus économique, et d’autre part, ce type de pont est d’un montage très facile ».

La Compagnie des chemins de fer du Midi, va chercher par tous les moyens à éviter l’emploi de ponts suspendus préconisé par l’inspecteur général Lax. Elle va jusqu’à suggérer que le tracé emprunte la rive droite de la Têt au droit de la station de Fontpédrouse (il n’y aurait dans ce cas aucun grand pont à construire). Rappelons que c’est l’Etat qui construit les infrastructures, la Compagnie du Midi n’étant que concessionnaire pour l’exploitation commerciale de la ligne. Jules Lax, président de la commission, est convaincu par les progrès apportés à l’application du système de la suspension aux ponts de grande ouverture pour voies ferrées comme pour voies de terre. Il pense que le pont suspendu système Gisclard est susceptible d’être fructueusement employé pour les deux franchissements de la vallée de la Têt et signe le 22 juillet 1904 le rapport qui sera présenté au ministre des Travaux Publics.

Peu de ponts dans le monde étaient destinés au passage d’une voie ferrée au moment de la construction du pont de La Cassagne. Aucun ne concentrait les qualités de rigidité, de légèreté, de sécurité, d’amovibilité du projet d’Albert Gisclard. Aucun, dans sa conception d’origine, ne résista à l’usure du temps, et ne devint centenaire. © Arch. Didier CHENOT

Quelques rares spécialistes sont encore méfiants par rapport aux ponts suspendus, pourtant, le pont Gislcard est beau !

« Bien que l’esthétique et l’élégance ne doivent occuper qu’une place très minime lorsqu’il s’agit d’un pont situé en rase campagne, il n’est peut-être pas complètement dépourvu d’y attacher quelque attention. A cet égard, on est à peu près unanimes à reconnaître que le pont suspendu, par la légèreté de ses lignes, par la force rationnelle de leur direction, est bien celui qui se rapproche le plus de l’esthétique que l’on peut rêver ». En effet, les proportions harmonieuses, qui se dégagent de l’observation du pont, conférent à son aspect général une silhouette des plus majestueuses dans le décor sauvage, au sein duquel, il s’intègre parfaitement. Visiblement, Louis Grelot (inspecteur général et professeur du cours des ponts métalliques à l’école Nationale des Ponts et Chaussées de 1930 à 1958), n’était pas de cet avis. Il trouve des motifs, qui, s’ils s’étaient tous avérés exacts, n’auraient pas manqué de condamner irrémédiablement dès sa conception, le projet présenté par Albert Gisclard et l’entreprise Arnodin pour le franchissement de la vallée de la Têt. Il faut se rappeler que les conclusions de la commission présidée par Jules Lax en 1904, désormais validées par l’expérience montrent que le projet était fiable.

Toujours en service, le pont suspendu de La Cassagne, centenaire, reste encore aujourd’hui, une référence en la matière.

Une construction exceptionnelle

Le pont suspendu rigide de La Cassagne a été construit pour le passage du chemin de fer électrique de Villefranche à Bourg-Madame sur le ravin dit de La Cassagne au fond duquel coule la Têt. Ce passage s’effectue en rampe de 6 % à 80 m au-dessus du lit de la rivière ; la largeur du ravin au niveau de la plate-forme mesure 263 m.

La voie est posée sans ballast sur le pont mais fixée directement sur le tablier. Deux rails supplémentaires sont fixés sur les traverses de la voie de roulement pour une sécurité supplémentaire en cas de déraillement lors du franchissement de l’ouvrage. © Arch. Départementales de l’Hérault
  • La suspension : elle est composée de fermes triangulées exclusivement constituées par des câbles articulés à leurs points de jonction.
  • Le tablier : en acier laminé, il est continu d’un bout à l’autre de l’ouvrage.
  • La suspension Ordish : malgré les tensions auxquelles les haubans de la suspension sont soumis, leur poids propre n’est pas un élément négligeable et son effet se traduit par une flèche permanente d’autant plus appréciable que les câbles sont plus obliques. Le passage des charges roulantes a pour effet, en augmentant la tension des câbles, de diminuer leur flèche.
  • Galeries d’amarrage : étant donné la nature rocheuse des abords de l’ouvrage, on a utilisé pour ancrer les câbles de retenue du pont, le sein même de la montagne.
  • Amovibilité du système / Attaches des câbles sur les goujons : Les câbles pénètrent dans leurs culots par une ouverture de forme conique : leurs fils sont épanouis et retournés en crochets dans cette sorte d’entonnoir à l’intérieur duquel est coulé un alliage soudant. Les culots sont percés de 2 ou 4 trous latéraux dans lesquels pénètrent les extrémités filetées des étriers. Le réglage et le serrage s’effectuent par écrou et contre-écrou.
  • Dilatation de l’ouvrage : le tablier continu de 234 m est sujet à une dilatation d’une amplitude considérable (0 m 14 pour un écart de 50°) sous l’action des variations de température, variations d’autant plus importantes que le pont est situé à une altitude de 1300m. Cette dilatation s’effectue très librement, car il est suspendu en tout point ; le jeu nécessaire est tout entier ménagé sur la pile-culée côté Bourg-Madame.
  • Surcharges adoptées et coefficients de résistance : le train type adopté pour les calculs a été constitué au moyen des éléments les plus lourds qui seront vraisemblablement appelés à circuler sur la ligne.