Désenclaver les haut-cantons
L’histoire de « la ligne de Cerdagne » est pleine de rebondissements, de défis et de détermination. La création d’une ligne de chemin de fer est un projet fou pour sortir les cantons du plateau Cerdan de l’isolement. Elle a vu le jour grâce à l’action de deux hommes : Jules Lax (1842-1925), directeur du contrôle des Chemins de fer du Midi et Emmanuel Brousse (1866-1926), à la fois journaliste à L’Indépendant et élu des hauts cantons (1895-1926).
Durant des années, les décideurs hésitent entre plusieurs possibilités techniques : voie normale (avec un écartement des rails de 1,435m) ou voie métrique (1m) et traction à vapeur ou électrique. Le choix est délicat car les trains électriques sont encore rares et la première ligne commerciale date seulement de 1890 (métro de Londres).
Entre 1901 et 1902, l’État, financeur des infrastructures finit par trancher. La ligne ira de Villefranche-de-Conflent à Bourg-Madame. Elle sera à écartement métrique pour en abaisser le coût et réduire les rayons de courbure du tracé. La traction électrique, certes plus chère que la vapeur est adoptée, permettant d’envisager par la même occasion l’électrification de la région.
Il a fallu trente ans (1880-1910) pour que le Train Jaune voit le jour ! Pour que les hauts cantons des Pyrénées-Orientales soient désenclavés. Les difficultés du tracé en milieu montagneux et l’arrivée d’une solution technique adaptée expliquent ces délais. C’est la compagnie des Chemins de Fer du Midi, ancêtre de la SNCF, qui obtient la concession de la ligne de Cerdagne, fournit le matériel roulant et le personnel nécessaire à son exploitation commerciale.
Le 18 juillet 1910, le tronçon Villefranche-de-Conflent/Mont-Louis-La Cabanasse est mis en service avec un succès immédiat. Le 28 juin 1911, c’est au tour de la section Mont-Louis/Bourg-Madame. Bourg-Madame sera le terminus de la ligne jusqu’en 1927, puis la ligne du Train Jaune est connectée à celles des transpyrénéens français et espagnol en gare de Latour-de-Carol/Enveitg. Cette gare internationale a la particularité de posséder 3 écartements de voie différents :
- 1 mètre : Train Jaune.
- 1,435 mètre : Voie normale standard européen.
- 1,668 mètre : Voie large espagnole.
Un train montagnard
Le Train Jaune demeure un moyen de transport essentiel pour les hauts cantons car aujourd’hui encore, la Route Nationale 116 est régulièrement fermée à cause de la neige ou des éboulements de pierres.
Durant la saison froide, le chasse-neige est basé en gare de Mont-Louis/la Cabanasse. Dès quatre heures du matin, conducteur et cantonniers s’en vont dégager la voie et enlever les stalactites et stalagmites de glace qui se forment dans les tunnels.
De nombreux ouvrages d’art et deux ponts remarquables
Les plus remarquables sont, sans conteste, le viaduc de Fontpédrouse (viaduc Séjourné) et le pont de la Cassagne (pont Gisclard), construits afin d’éviter des terrains instables sur les versants abrupts de la vallée de la Têt dans cette partie du Conflent.
Ces deux ponts portent communément le nom de leurs ingénieurs/concepteurs, le nîmois Albert Gisclard (1844-1909) et l’orléanais Paul Séjourné (1851-1939).
Le pont Gisclard
Le commandant Gisclard (il a été militaire dans le Génie) soumet aux Ponts et Chaussées un projet de pont métallique suspendu, un système inédit pour les chemins de fer. Au début, ce système est envisagé pour les deux traversées majeures de la Têt jusqu’à ce que Paul Séjourné, célèbre pour ses voûtes maçonnées, propose un élégant viaduc en granit.
Au début du XXe siècle, le pont Gisclard est d’une conception radicalement novatrice : un pont suspendu rigide indéformable capable de supporter le roulement des trains. Il a été construit par l’entreprise Arnodin, connue mondialement pour ses structures métalliques. Ses réalisations – tels les ponts transbordeurs de Bilbao (1893), Rochefort (1899) et Marseille (1903) sont, à l’époque, aussi célèbres que celles de Gustave Eiffel.
Le pont Gisclard est long de 234 m avec une pente de 60 mm/m. Il franchit la Têt à 80m de hauteur. Le tablier passe au-dessus des piles maçonnées sans y prendre appui ! Ce prodige est dû aux haubans et aux câbles de suspension qui le soutiennent à partir des pylônes métalliques et le stabilisent. Les câbles de suspension sont fixés dans des chambres d’ancrage creusées dans la roche.
Il a été repeint en 2009 par une entreprise spécialisée.
Le viaduc Séjourné (1906 – 1908)
Paul Séjourné a conçu de très nombreux ponts maçonnés, celui de Fontpédrouse est l’une de ses œuvres les plus originales, un viaduc à deux étages avec une étonnante ogive centrale qui supporte une pile.
Le viaduc mesure 217 m de long avec une pente de 60 mm/m. Au niveau inférieur, l’ogive centrale de 30 m de portée enjambe la Têt à 65 m de hauteur. Le viaduc supérieur franchit la vallée de la Têt grâce à 16 arches. Les piles ont une épaisseur décroissante avec seulement 2,5 m au niveau du tablier qui grâce à une utilisation innovante du béton supportera une plateforme mesurant 4,50 mètres.
Cet ouvrage est inscrit à l’Inventaire supplémentaire des Monuments Historiques depuis 1994. Selon Michel Wienin, chargé de l’inventaire du patrimoine industriel du Languedoc-Roussillon, il est le « fruit de l’une des dernières recherches fondamentales concernant les ponts en maçonnerie de pierre, on peut dire qu’il constitue en quelque sorte le chant du cygne d’une technique bimillénaire. »
Un train écologique à énergie verte
Le barrage des Bouillouses
Le barrage des Bouillouses a été réalisé pour produire l’électricité du Train Jaune. En effet, la Têt ayant un débit trop faible il a été nécessaire de concevoir un réservoir pour pallier le manque d’eau. Le site des Bouillouses a été trouvé en 1842 par un jeune ingénieur hydraulicien, Antoine Tastu. Le barrage, prévu au départ pour l’arrosage, a été principalement dédié à la production électrique du Train Jaune. A l’issue des travaux, le réservoir a été remis au concessionnaire, la compagnie des Chemins de Fer du Midi, puis à la SHEM alors filiale de la SNCF, actuellement filiale d’Engie. La capacité de stockage initial du réservoir de 13 millions de m3 a été portée à 17 millions de m3 en 1947. Aujourd’hui, l’électricité nécessaire au fonctionnement de la ligne du Train Jaune est fournie par le réseau national, auquel sont connectées les centrales de la vallée de la Têt (SHEM/Engie).
Le système hydroélectrique de la Têt
En 1910, le système hydroélectrique comprenait l’usine de La Cassagne, le barrage des Bouillouses et cinq sous-stations de transformation du courant électrique qui alimentaient en priorité le Train Jaune. L’eau est puisée dans la Têt, au lieu-dit la Salite, près de Mont-Louis.
Stockée à Sauto dans un bassin de charge (aujourd’hui hors de service), elle dévale 420 mètres de dénivelé à travers un kilomètre de conduites jusqu’à l’usine de la Cassagne. Là, les turbines Pelton transforment la force de l’eau en électricité.
En 1913, la centrale de Fontpédrouse a été mise en service. Elle alimentait la ligne de Cerdagne et la ligne à voie normale Villefranche-Perpignan. Au fil du siècle, six centrales hydroélectriques ont vu le jour le long de la Têt : l’usine du Pla des Aveillans (1955), l’usine de Thuès (1946), l’usine d’Olette (1948), l’usine de Joncet (1989) et l’usine de Lastourg (1992), plus l’usine de la Riberole sur la rivière du même nom (1986).
Pourquoi un troisième rail ?
L’alimentation électrique du Train Jaune s’effectue par un troisième rail parallèle à la voie de roulement, appelé rail de contact. Ce système, emprunté au métro parisien, a été choisi pour trois raisons : pas de surélévation des tunnels à la différence des caténaires, une meilleure résistance aux intempéries et un déneigement plus facile.
Le prix du progrès
L’accident du Paillat
L’inauguration de la ligne est déjà prévue pour novembre 1909, aussi s’active-t-on aux derniers travaux. Le dimanche 31 octobre, des essais de charge et de stabilité s’achèvent avec succès sur le pont Gisclard.
Une première partie du convoi participant aux épreuves est déjà repartie vers Mont-Louis. Sous un fin crachin, les hommes s’installent dans les deux automotrices restantes tractant deux wagons plats chargés de rails. Un geste du conducteur est pris pour un signal de départ et les cales sont ôtées prématurément.
Stationné sur une pente de 60 mm/m, le train lourdement chargé part à la dérive sur des rails humides. Les freins manquent de pression et les roues s’enrayent. Le conducteur perd le contrôle de son convoi.
Après 500 mètres de course folle, les deux wagons plats déraillent puis un peu plus loin les deux automotrices se fracassent contre le flanc de la montagne au lieu-dit « Paillat ». La catastrophe est terrible avec neuf blessés graves et six morts : Gabriel Borrallo, François Clerc et Henri Toulet pour les conducteurs, Charles Hubert, chef de section au Chemins de Fer de l’Etat, Jules Bezault, chef monteur de l’entreprise Arnodin et le commandant Gisclard, concepteur du pont.
La commission d’enquête a conclu à un défaut de freinage. « Si le train accidenté du 31 octobre 1909 n’était pas parti intempestivement et si conformément à la règle, le frein air avait pu être mis en état avant le départ, l’accident n’aurait pas eu lieu ». Suite à cet accident, un frein électromagnétique de secours est alors rajouté aux freins pneumatiques, rhéostatiques et manuels équipant initialement les automotrices.
Photos d’archive
Merci aux historiens et collectionneurs détenteurs de droits pour leur collaboration.
Apprentis mécaniciens, hiver 1944 – 45. Chemins de Fer Miniers…© Cliché Claude Labaume (2003 ) – Cliché Claude Labaume (2003 ) Schéma pont Gisclard © Coll. Pierre Cazenove – Coll. Pierre Cazenove Rame inaugurative, veille de l’accident © Coll. Georges Gironès – Coll. Georges Gironès Aprentis mécaniciens © Cliché Claude Labaume (2003 ) Pont Gisclard © Coll. Pierre Cazenove Techniciens de gare sur le quai© Techniciens de gares sur le quai